Jérôme

J’ai rencontré Jérôme à 17 ans chez ma meilleure amie de l’époque, Hélène. Elle organisait une fête chez elle, pour ses 18 ans.

Comme il est de coutume dans ces cas là, on essaie de réunir le plus de connaissances possible, et c’est ce qu’elle fit.

Dans l’assemblée, des amis à elle, des amis de son frère (plus âgé), des amis de sa mère (forcément encore plus âgée).

L’ambiance est à la fête, l’alcool, les pétards, tout est réuni pour que chacun se sente à l’aise. C’est dans ce contexte que je croise Jérôme la première fois.

Nous avons alors deux points communs : nous sommes les deux plus jeunes de l’assemblée, et tous les deux des dignes représentants de ce qu’on appelle aujourd’hui la « junk food ». Bref, largement au-dessus de la courbe de poids normale des adolescents de nos âges.

Petits, jeunes (pour ne pas dire boutonneux) et gros… aucune chance qu’une des filles de la soirée ne nous remarque. Je n’en ai remarqué aucune de mon côté.

Nous nous rapprochons donc avec Jérôme et commençons à nous trouver d’autres affinités. La soirée passe, les verres s’enfilent, et les glaçons ne sont plus assez nombreux pour tout le monde. Les voisins les plus proches, invités aussi à la soirée, sont conviés à faire un tour dans leurs réserves, épuisées rapidement elles aussi.

Je me propose d’aller en chercher chez moi, domicilié un peu plus loin. Jérôme se joint à moi dans cette excursion qui ne devrait pas prendre plus d’une demi-heure.

Nous prenons un raccourci, par les champs (les charmes de la campagne), et nous retrouvons derrière l’abris du terrain de tennis municipal.

Jérôme me demande de faire une pause. L’alcool et les cigarettes (il n’en faut pas beaucoup quand on a seize ans) lui tournent la tête. Nous nous installons au milieu des hautes herbes.

Sans que je ne m’en rappelle assez nettement pour l’exprimer ici (mêmes causes, mêmes effets), nous avons dévié sur les sujets du sexe.

  • « T’as déjà sucé un mec ? » me demande Jérôme
  • « Ben non, et toi ? » je lui répond un peu interloqué par une question aussi directe.
  • « Moi, oui, aux scouts, l’année dernière ! »
  • « L’année dernière ?! Mais t’avais à peine quatorze ans ! »
  • « Et alors ? Ça te gêne ? Tu veux que je te suce ? »

Je reste muet par son audace. J’ai deux ans de plus que lui, mais j’ai l’impression d’être un jouvenceau à l’écouter. Il a une sorte de défiance dans le regard, semblant vouloir me retrancher dans mes à priori.

  • « Je… heu, je ne sais pas… ici ? »

Il ne prend pas la peine de me répondre, et prenant mon hésitation pour un accord, il dégrafe mon jean.

Je me souviendrais toujours de la sensation de mon sexe dans sa bouche.

A sa façon de faire, je comprends vite qu’il ne mentait pas. Il a effectivement l’air de savoir y faire.

Sur le chemin du retour, il m’explique que sa sœur est à la soirée, et qu’elle connaît la plupart des gens présents. Je ne dois en aucun cas faire allusion à ce qui vient de se passer.

Forcément, en ayant mis une heure pour une course qui ne devait pas prendre plus de la moitié de ce temps, nous sommes remarqués à notre retour.

  • « Ben les voilà ! Vous en avez mis du temps pour des glaçons, vous vous êtes enculés dans les broussailles ou quoi ? » lance un des mecs en me voyant entrer dans le salon.
  • « Non, on s’est juste sucés derrière le terrain de tennis »

Je n’ai pas pu m’empêcher de lui répondre. Jérôme me lance un regard noir, avant de réaliser que tous rient de ma répartie.

 

Je ne devais le revoir que deux ans plus tard.

Je suis à l’armée, en Allemagne, et les week-end de permission sont rares.

Hélène m’invite à fêter ses vingt ans. Pas besoin de préciser que j’accepte avec la forte présomption d’y retrouver Jérôme

Je n’ai eu aucun rapport sexuel depuis lui, et il reste le premier de mes fantasmes quand je me retrouve seul dans ma chambre…

A mon arrivée, je fais le tour des personnes déjà présentes. Pas de Jérôme

Au bout d’une heure d’attente, je me dirige vers Hélène pour lui demander s’il est prévu qu’il vienne.

  • « Non, il ne peut pas, il est parti en vacances avec sa copine dans le Sud »

Je ne sais pas ce qui aura le plus gâché ma soirée. Qu’il ne vienne pas. Ou qu’il ait une copine.

 

Lors d’une permission suivante, je vais faire un tour dans un bar de ma ville, dont le tenancier est réputé pour être homo. Du coup, sans qu’il ne s’agisse d’un bar gay, la plupart des mecs de la région qui font partie des « honteuses » viennent y faire un saut, chiche à faire plusieurs dizaine de kilomètres pour ne boire qu’une bière (plus chère qu’ailleurs).

Il s’appelle Pierre, et depuis la toute première fois où je suis entré dans son bar, il a eu un faible pour moi. Sauf que jusqu’alors, j’étais mineur. Plus maintenant.

Il se fait un plaisir de m’offrir des verres, de s’occuper de moi, de me présenter aux habitués.

Quelques temps après mon arrivée, Jérôme entre dans le bar. Il est accompagné de deux filles. Il me reconnaît immédiatement, et se dirige vers moi pour me saluer, un large sourire sur les lèvres.

  • « Dis donc, ça fait super longtemps qu’on ne s’est pas vus ! Ca remonte à quand la dernière fois ? »
  • « Aux dix-huit ans d’Hélène, je crois… ». Bien sûr que je m’en rappelle…
  • « Ah, oui, je m’en souviens… on a été chercher des glaçons ! »

Il ne peut pas s’empêcher de me faire un clin d’œil en le disant, alors que sa copine reste collée à son aisselle !

  • « Tu bois un verre avec nous ? »
  • « Volontiers » je lui réponds avec l’air le plus faux cul dont je suis capable.

Jérôme a un peu grandi, il ne s’est pas affiné, et a toujours des kilos superflus. Mais il reste séduisant. Plus encore que dans mon souvenir.

 

A plusieurs reprises il me lance des allusions. Au début gêné, je réalise que je suis le seul à les comprendre. Les deux filles sont trop occupées à discuter entre elles pour saisir ce qui se trame.

La soirée avance, et Karine, la copine de Jérôme, nous propose d’aller tous chez elle. Ses parents absents ont laissé le bar accessible.

Sur place, je découvre une maison immense. Son père est constructeur de piscines et de terrains de sports.

Comme des filles de seize ans, elles ne peuvent se rendre aux toilettes que par deux. Je me retrouve seul avec Jérôme dans le salon démesuré.

  • « Ça te dirait qu’on le refasse ? »

Je le sentais tourner autour depuis un moment, et, comme pressé par le peu de temps que nous avons en tête à tête, il prend les devants, avec toujours autant d’assurance.

  • « Pourquoi pas… un de ces jours… » j’essaie d’être le plus distant possible dans le ton
  • « Non, ce soir ! »
  • « Sûrement pas ici ! On est chez les parents de ta copine ! »
  • « Je sais. Mais si t’en as vraiment envie, tu trouveras bien un moyen ».

Je n’ai pas le temps de lui répondre. Les deux filles sont de retour.

Nous buvons plusieurs verres. Je trouve Karine plus intéressante qu’au début de la soirée. Sa copine tente deux ou trois fois de se rapprocher de moi. Je lui fais comprendre qu’elle ne m’intéresse pas, en ne la regardant jamais, et en prenant grand soin de ne jamais lui adresser la parole.

Mon regard, par le plus grand des hasards, se pose sur une commode, couverte d’éléphants.

  • « C’est ta mère qui les collectionne ? » je lui demande en désignant les bibelots de la tête.
  • « Non, c’est moi, j’adore les éléphants ! » me répond Karine.

Et là, le déclic !

  • « J’en ai chez moi, et mes parents veulent s’en débarrasser, si tu veux, je te les donne »
  • « Oh, oui, ce serait sympa. T’as qu’à me les apporter la prochaine fois ! »
  • « Ben, non, mieux vaut que j’aille les chercher maintenant. Ils sont en plein déménagement (ce qui est vrai), et ils vont sûrement les balancer (ce qui est archi faux) »

Jérôme a compris que l’occasion attendue se présente, et en profite pour ajouter :

  • « Oui, on n’a qu’à y aller maintenant »

Il est déjà debout à la fin de sa phrase, son blouson à la main.

Karine n’a pas le temps d’intervenir que nous sommes déjà dans la voiture.

 

Chez moi, personne. Je savais mes parents de sortie. Nous montons directement dans ma chambre, et sans perdre plus de temps, laissons libre cours à notre excitation, montée en puissance au fur et à mesure de la soirée.

 

Les éléphants finiront deux heures plus tard sur la commode de Karine.

Aujourd’hui encore, ma mère me demande parfois si je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. C’était un cadeau d’un couple d’amis revenus d’un voyage en Afrique. Elle y tenait beaucoup.

 

A la fin de mon armée, je retrouve mes parents suite à leur déménagement à Perpignan. Ça fait deux ans que je bosse dans une boîte de manutention en complément de mes études. L’objet de mon travail est simple : nettoyer des cagettes en plastique ayant servi à transporter des fruits et légumes.

Je mets du cœur à l’ouvrage. Et mon enthousiasme n’a pas manqué d’être repéré. On me donne plus de diversité dans les tâches (bref, je passe du nettoyage manuel à la conduite de chariots élévateurs).

La société en question doit ouvrir une succursale en région parisienne, aux abords de Rungis. Les autres employés sont mariés, ou farouchement immobiles. On me propose donc de mener l’aventure d’une ouverture. J’y suis promu « chef » le temps d’installer les locaux, et de former le nouveau personnel.

Mon meilleur ami de l’époque, également salarié de cette société, est désigné responsable, et nous voilà partis pour la traversée de la France.

Je dois rester deux mois, le temps d’asseoir les choses.

 

Le premier mois se passe bien. Je cohabite avec mon ami et sa copine. Les soirées sont toutes plus délirantes les unes que les autres. Et puis, bien vite, le travail pose problème.

La fameuse copine jalouse mon poste. Elle se veut calife à la place du calife. Je me retrouve simple employé, et elle chef.

De là, l’ambiance générale se dégrade à vitesse grand V.

J’ai de plus en plus de mal à supporter ses excès d’ego au travail, et le soir venu, elle ne sait pas faire la part des choses, et m’ordonne encore.

Je suis leur larbin, en charge de m’occuper de leur appartement, en contrepartie de leurs largesses. Ils m’hébergent, et bien que je verse une contribution au loyer, ils me font sentir que ce n’est pas assez. Donc, je fais les courses, la cuisine, le ménage, le repassage, la vaisselle. Elle ne fait plus rien, lui non plus. Je dors sur un petit matelas de transat installé et désinstallé tous les jours dans le salon. Ils ne se privent pas de faire des commentaires sur moi en ma présence. Comme quoi je deviens gênant, trop souvent là. Je comprends que leur intimité est mise à rude épreuve, et décide de m’évader un peu.

 

L’occasion du baptême de mon filleul me permet d’aller faire un tour en Normandie. Mes parents montent de Perpignan pour la fête, et j’y retrouve presque toute ma famille.

Leur première réaction en me voyant et un regard étonné :

  • « Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as perdu combien de kilos ? »

Je ne me pèse plus depuis plus d’un mois, mais j’ai bien remarqué dans le miroir que mes joues se sont creusées.

Je ne mange pratiquement plus. Les moments à table avec « eux » me sont insupportables.

Je suis entré sans m’en rendre compte dans une dépression latente. Ils me mènent la vie un peu plus dure chaque jour, et je me laisse descendre dans un abîme en forme de cercle vicieux.

Le boulot est très physique, et les dépenses énergétiques à l’avenant. Aussi, en moins de deux mois, j’ai perdu plus de 15 kilos kilos.

Le plus dur est le regard de ma mère. Elle comprend que je ne suis pas bien, et toutes mes explications et justifications ne parviennent pas à la rassurer.

 

L’avant-veille du baptême, je me décide à aller boire un verre dans ce bar fréquenté dans mon adolescence, celui tenu par Pierre.

Quand il me voit arriver, son accueil est à la hauteur de la joie qu’il éprouve.

Il me complimente sur mon physique, et, pour la première fois, il m’explique que mes kilos perdus sont un bienfait pour ma silhouette.

C’est là qu’il me parle de Jérôme, et que j’organise l’entrevue le lendemain.

 

Le lendemain, Jérôme passe la porte.

 

Je suis installé au comptoir, juste en face de l’entrée, dos à la porte, il ne peut pas me rater.

Nos regards se croisent. Trois années ont passé depuis notre dernière entrevue, et le temps a fait des merveilles sur lui.

Tout comme moi, il a perdu pas mal de poids, et son visage a mûri.

Ses yeux d’un bleu perçant sont mis en valeur par ses cheveux noir d’encre. Il est plus beau que jamais, et je n’arrive pas à détacher mon regard de lui.

Il est seul, et quand après quelques minutes d’hésitation, il me reconnait.

  • « Si je m’attendais à te trouver ici ! »
  • «  Je suis juste de passage pour le week-end, il y avait peu de chance que je te croise ! »
  • « Tu veux boire un verre avec moi ? »

Pour tout réponse, je me lève, et le suis à une table.

 

Lui a déménagé sur Paris depuis deux ans. Il est en colocation avec un ancien camarade d’école, Michael, dans le onzième arrondissement.

Je lui explique un peu ma situation, et lui me propose de passer quand je le souhaite des soirées sur Paris. Il m’explique qu’en deux ans, il a eu l’occasion de découvrir pas mal de choses « à tous points de vue » se sent-il obligé d’ajouter, comme pour m’expliquer que son évolution sexuelle est en plein essor.

 

Vers minuit, nous quittons le bar. Pierre me regarde partir :

  • « Soyez prudents… et pas que sur la route… »

J’ai une voiture à disposition, et l’envie de revoir la maison de mon enfance nous entraîne sur les hauteurs de la ville. Tout y est calme, et propice à la libération de notre intimité.

Jérôme se montre le plus entreprenant. Moi, je suis intimidé. Il est clairement attiré par une partie de mon anatomie, et je le laisse œuvrer.

 

La vue depuis les hauteurs sur la ville illuminée, les bois environnants, le calme de la campagne, la douceur de la nuit. Le contexte est favorable à mon idéalisation romantique.

Je ne réalise pas que nous sommes dans une voiture, pour un « touche-pipi » rapide est maladroit.

 

Je vois en Jérôme mon idéal masculin, et soudain je comprends que je l’attends depuis notre première fois derrière le terrain de tennis.

 

Vers deux heures du matin, nous sommes enlacés, dans un silence agréable, laissant à chacun le plaisir de sentir l’autre.

  • « Je suis sûr qu’on est beau ensemble » la phrase sort toute seule
  • « Comment ça ? »
  • « Je suis certain que le bonheur qu’on éprouve en cet instant précis se répercute sur nous. Et je suis persuadé que quiconque nous verrait si bien ensemble ne pourrait rien nous reprocher. Je voudrais que mes parents me voient là, maintenant, avec toi. Ils comprendraient alors que l’amour entre deux hommes n’est pas un mal, mais quelque chose de rare, et beau ».

Il me serre un peu plus fort, comme pour me faire comprendre qu’il ressent la même chose.

 

Il rentre à Paris le lendemain, et je passe la fête du baptême à penser à lui. Je me prends à imaginer ma vie avec lui.

Jusqu’alors, mon homosexualité s’est résumée à quelques effleurements de mains sur un parking sombre de Perpignan.

Jamais encore je n’avais ressenti de sentiment pour un mec, et j’aime l’idée de me laisser aller en ce sens, pour Jérôme.

J’imagine notre vie si je m’installais à Paris. En un week-end, ma décision est prise : au-delà des deux mois initiaux pour la mise en route de la société, je m’inscris à la fac à Paris.

 

Le dimanche après midi, je prends le train. Arrivé à Saint Lazare, j’appelle Jérôme

  • « Passe à la maison, Michael n’est pas là, il ne rentre que demain »

Ils louent un studio qui ne doit pas faire plus de quinze mètre carré. Pas de cuisine, juste une salle de bain. Deux matelas au sol servent aussi bien de banquette que de couchage.

  • « Tu dors ici ce soir ? »

Sa proposition me procure autant de plaisir que les petits jeux que nous venons de faire.

Nous nous endormons dans les bras l’un de l’autre.

Ma première nuit avec un homme.

Je ne peux pas m’empêcher de caresser sa peau. Je veux voir son corps. Sentir son souffle. M’imprégner de son odeur.

Je ne dors pratiquement pas. Je guette chacun de ses mouvements, je cale ma respiration sur la sienne…

 

Le mardi suivant, je l’appelle pour entendre sa voix. Il me propose de passer la nuit chez lui le vendredi qui vient. Michael sera là, mais il essaie de s’arranger avec lui.

Le vendredi soir arrive enfin. Je sors du travail, et me rends directement au RER. Les persiflages et vilénies de mes hôtes pendant la semaine m’ont à peine effleurés.

Ils se rendent compte de mon euphorie, et se doutent que quelque chose se trame en constatant mon impatience à l’arrivée du week-end.

 

J’ai informé mes parents de ma décision de quitter Perpignan, le temps de finir mes études à Paris. Pour les rassurer, je leur cite les écoles, et au nom de « La Sorbonne », je sens que ma décision leur semble justifiée.

 

Quand j’arrive chez Jérôme, Michael est là. Il ne semble pas enthousiaste par ma présence, et me le fait sentir. Il ne me parle pas, ne s’adressant qu’à Jérôme, même quand il s’agit de moi.

  • « Il habitait Bernay aussi ? Marrant, je ne l’ai jamais vu ? Il allait à quel collège ? »

Je suis présent, et inexistant. Michael pose des questions, Jérôme lui répond. J’assiste à leur dialogue comme à un match de tennis, tournant la tête vers celui qui parle. Je tente d’attraper la main de Jérôme pour y trouver un peu de réconfort, il me la confie, mais bien vite, il s’éloigne, pour nous servir à boire, s’installant par la même occasion, à l’autre bout des « matelas-banquette ».

Vers minuit, Michael déclare :

  • « Finalement, je suis trop fatigué de ma semaine, je ne vais pas sortir ce soir »

Jérôme ne bronche pas, et ajoute :

  • « Pareil, je suis naze… on se couche ? »

Les matelas sont assemblés, les draps étirés.

Nous nous couchons tous les trois, Jérôme au milieu. Je tente de m’approcher un peu de lui, et lui de me jeter un regard réprobateur, signifiant que la présence de Michael empêche toute intimité, quelle qu’elle soit.

 

Je me réveille tôt le lendemain. Eux dorment encore. Jérôme a le visage tourné vers moi, et je le contemple assoupis. Je profite de ce moment pour lui dire ce que je réfrène depuis une semaine. Je m’approche de son oreille, et lui glisse dans un souffle :

  • « Je t’aime, Jérôme… »

J’espère en lui disant qu’il en gardera une trace inconsciente à son réveil.

 

Dès qu’il est debout, Jérôme fonce à la salle de bains, il est décidé à finir le week-end en Normandie. Ses parents ne sont pas là, il a donc la maison pour lui. Il me propose de les suivre (Michael est aussi de la partie).

Quand il ferme la porte, Michael se tourne vers moi, et, pour la première fois, son intonation est amicale, presque compatissante :

  • « Tu n’aurais jamais dû lui dire ça… »

 

La petite réflexion, quasi anodine de Michael me trotte en tête. Je préfère ne pas en tenir compte, mettant son intention éminemment pernicieuse sur le compte d’une jalousie mal placée.

De toute la journée, nous ne sommes pas seuls. Jérôme a tout un tas d’amis à voir. J’ai ainsi l’occasion de retrouver Karine, la fille aux éléphants.

Elle a accepté la séparation d’avec Jérôme quand il lui a expliqué qu’il préfère les hommes. Elle m’avoue s’en être toujours douté, et ajoute :

  • « Je suis tellement contente que vous vous soyez trouvés… enfin, je devrais plutôt dire retrouvés… » un clin d’œil vient compléter l’aveu qu’elle n’a jamais été dupe.

Nous parlons beaucoup avec Karine. Elle m’explique la vie de Jérôme depuis qu’il a quitté la Normandie.

  • « Tu sais, il a changé, ce n’est plus le mec un peu gauche et timide d’avant. Depuis qu’il a pris conscience de son pouvoir de séduction, il l’utilise à tort et à travers. Je préfère ne pas te dire le nombre de mecs qu’il a rencontré en deux ans, ça te ferait peur… »
  • « Je m’en fous des mecs qu’il a eu avant. Ce qui compte, c’est qu’il soit bien avec moi, comme je le suis avec lui »
  • « Toi, tu m’as tout l’air d’être amoureux, non ? »

Je réfléchis un peu avant de lui répondre. La réflexion de Michael me revient en mémoire. Mais je réalise que Karine me semble une alliée :

  • « C’est clair, je suis accro ! »
  • « C’est bien ce que je redoutais. Il faut que tu saches une chose alors. Je t’aime bien, et t’as franchement l’air d’un garçon gentil. Alors prend ce que je vais te dire comme un conseil d’amie »

Son air grave attire toute mon attention. Elle semble presque gênée de m’avouer quelque chose, comme si elle trompait Jérôme en me révélant un secret.

  • « Jérôme a longtemps été complexé par son apparence physique. Quand j’étais avec lui, il ne voulait pas que nous couchions ensemble. J’ai d’abord pensé qu’il était timide. En fait, il n’assumait pas du tout ses rondeurs. Quand nous allions à la piscine, à la plage ou que nous profitions de la pelouse en été, il gardait toujours un t-shirt. Et puis, à partir du moment où il s’est révélé, il a pris les choses en main. Il a perdu beaucoup de poids. C’est à ce moment là qu’il a déménagé sur Paris. Là, il s’est fait dragué par des hommes, et l’attrait qu’il s’est découvert lui a un peu tourné la tête. »
  • « Jusqu’ici, rien que de très normal, non ? Il a le droit d’avoir profité de son nouveau physique »
  • « Sauf que le profit, comme tu dis, est souvent aux dépends de l’autre. Jérôme a une sorte de revanche obsédante. Son seul but est de faire craquer les mecs avant de les jeter. Il collectionne les amourettes comme moi les éléphants »
  • « Je ne comprends pas… il n’a pas de relation suivie ? »
  • « Non, il trouve un mec, le séduit, et une fois que l’autre est accro, il le jette, pour passer au suivant »
  • « Mais avec moi c’est pas pareil. On se connaît depuis longtemps. Je ne suis pas un de ces mecs qu’il rencontre au Queen ou je ne sais où »
  • « J’aimerais bien que ce soit différent avec toi. Est-ce que tu as remarqué un changement dans son comportement ce week-end ? »
  • « Dans quel sens ? »
  • « Est-ce qu’il est plus distant, moins présent, peu bavard ? »
  • « Ben, il faut dire qu’on a pas été tout les deux ce week-end, donc je ne sais pas trop… c’est normal non qu’il soit moins démonstratif quand il y a du monde »

Karine recule un peu. Elle me regarde avec une compassion visible. Je comprends que je m’entête à ne pas affronter l’évidence. Jérôme est en passe de faire de moi sa nouvelle victime.

 

Le soir venu, nous sommes seuls, Jérôme et moi dans la maison de ses parents. Au moment de se coucher il m’explique qu’il ne peut pas dormir avec un mec dans cette maison. Par respect pour ses parents. Il me propose de prendre son lit, et lui de prendre le canapé. Je tente d’insister un peu, en lui précisant qu’il ne se passera rien, que je ne veux que sentir sa présence près de moi. Devant son mutisme, je baisse les bras, et monte me coucher.

Je ne dors pas. Les paroles de Karine s’entremêlent à celles de Michael. Je n’arrive pas à comprendre quel intérêt Jérôme aurait à me jeter comme il jette les autres. On se connaît depuis trop d’années pour qu’il me traite comme les autres. Il sait que je suis amoureux de lui, et je ne le pense pas capable de me faire du mal. Le week-end dernier, dans la voiture, j’ai senti qu’il était bien lui aussi. Il ne voudrait pas remettre tout ça en question.

 

Au petit matin, je descends retrouver Jérôme dans le salon. J’ai très peu dormi, mes rêves se mélangeaient à la réalité. Je m’allonge à ses côtés. Il se réveille à mon contact, et croise mon regard posé sur lui.

  • « Quelle heure il est ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
  • « Il est huit heures. J’avais juste envie de faire un câlin »
  • « Pfff, tu fais chier, il est super tôt ! »
  • « Rendors toi, j’ai juste envie d’être un peu contre toi »

Sentant mon corps se rapprocher du sien, Jérôme se redresse, me jette un regard presque méchant qui me cloue sur place.

  • « Tu veux le canapé, ben t’as qu’à le garder, moi je monte me recoucher dans mon lit ! »

Je reste seul dans le silence des lieux. Je ne sais pas quoi faire. J’hésite un moment à m’habiller et me rendre chez ma sœur qui habite à une demi heure à pieds. Je me ravise en me rassurant. Jérôme n’est sans doute pas du matin, et il aura mal supporté que je le réveille. Quand il se lèvera tout à l’heure, tout ira mieux.

J’attrape un magazine posé sur la table basse, et commence mon attente.

 

Deux heures plus tard, Jérôme descend. Il passe directement à la cuisine. Quelques instants plus tard, il en revient, deux tasses de café entre les mains.

  • « Tiens, je t’ai fait du café ! » me lance-t-il en me tendant l’une des tasses

Je suis content d’avoir attendu. Cette infime attention s’avère pour moi une preuve qu’il est en meilleures dispositions. Le fait que nous soyons un peu tous les deux me suffit pour penser que nous allons enfin pouvoir un peu parler. Je ne pensais pas qu’il prendrait aussi rapidement la parole.

  • « Jean-Philippe, il faut qu’on parle »

Je ne connais pas encore l’impact de cette phrase, et reste pendu à ses lèvres, sans penser un seul instant qu’il puisse en sortir autre chose que des mots doux.

  • « On ne va pas pouvoir continuer comme ça. J’ai pas envie de m’installer avec un mec, et toi, t’as encore tout à découvrir en arrivant à Paris »
  • « J’ai pas envie de découvrir des choses, je t’ai trouvé toi, ça me suffit largement »
  • « Non, tu crois ça, mais très vite, tu verras que tu as tout un tas de choses à apprendre »
  • « Tu peux me les apprendre, toi tu as déjà eu ces expériences, non ? Karine m’a dit que tu as déjà pas mal vécu. Tu m’enseigneras ce qu’il me reste à savoir ! »
  • « Non, tu ne comprends pas. Je ne veux pas qu’on reste ensemble. Je ne suis pas amoureux de toi, et je ne le serais pas dans les jours à venir… »

 

LA phrase tombe. L’impression que mon cœur explose est quasi physique. Une douleur me tiraille, je la sens qui grossi dans ma poitrine. Je suis près à tout pour le garder. M’agenouiller, le supplier, lui expliquer qu’il se trompe. Je veux lui démontrer que je suis fait pour lui, comme lui l’est pour moi. Tenter de lui faire comprendre que se séparer serait une erreur, que nous avons tout à faire ensemble.

Mais les mots se perdent dans ma gorge. La douleur se fait cage. Elle emprisonne mes explications avec ma déraison. Je ne parle pas. La seule expression de mon désespoir sort de mes yeux. Je pleure sans contrôle.

Jérôme est embarrassé. Un moment il semble prendre conscience de l’impact de ses jeux sur l’autre.

  • « Mais je t’aime bien, et si tu veux, tu peux rester dans notre appartement le temps de trouver autre chose. Et puis, tiens, même, avec Michael, on doit déménager dans quelques semaines. Si tu veux, on te laisse le bail quand on part. T’as même pas besoin de chercher un appart ! »

Je ne réponds pas. Je me contre fous sur le moment de ses tentatives d’adoucir la lame qu’il vient de m’enfoncer en travers du corps.

Je compose le numéro de ma sœur. Mes parents sont encore en Normandie, ayant profité du baptême pour prendre une semaine de vacances.

 

Jérôme me regarde revenir vers lui. Je récupère mon sac posé à côté de ses pieds. En me penchant pour le récupérer, mon corps prend la forme d’une révérence. Je m’en rends compte à la fin du mouvement, et l’aberration de la chose me fait sourire.

  • « Merci pour la proposition. Mais c’est pas l’appart que je veux, c’est toi. Je reste persuadé que tu fais une erreur, et comme je ne voudrais pas que tu le regrettes, je te laisse jusqu’à la semaine prochaine pour y réfléchir. Je viendrais chez toi le week-end prochain, d’accord ? »
  • « Si tu veux, à la semaine prochaine alors… »

 

C’est finalement mon père qui est dans la voiture. Mes neveux sont à l’arrière. Quand je monte dans la voiture, Jérôme se présente sur le pas de la porte pour me voir partir. Mon neveu me lance alors :

  • « C’est ton amoureux ? »

Mon regard en me tournant vers lui croise celui de mon père. Il semble plus étonné de la question de cet enfant de six ans que de ne pas s’en être rendu compte par lui-même.

  • « Oui, c’est mon amoureux »

En me tournant à nouveau, je regarde mon père. Mes yeux sont encore rougis. Il pose sur moi un regard tendre, comme s’il avait compris ce qui venait de se passer chez Jérôme Il m’adresse alors un sourire, comme rarement il m’en a donné. De ceux qui comportent une complicité père / fils. De ceux qu’on attend toute une vie.

 

La semaine sera longue. Je ne cesse de penser à Jérôme Je me persuade qu’il aura réfléchis. Qu’il aura compris. Enfin, qu’il saura revenir sur sa décision.

 

Le vendredi soir, j’arrive chez lui. Jérôme n’est pas là. Michael m’accueil.

Je suis passé prendre une bouteille, et nous nous installons pour un apéro à rallonge.

La discussion arrive vite sur Jérôme, sa semaine, son absence de ce soir. Il a expliqué en détails notre fin de week-end à Michael. Les mots que j’ai prononcé sortent de sa bouche in extenso.

Quand Jérôme arrive enfin, Michael décide de sortir.

Dès qu’il a quitté l’appartement, j’attaque le sujet. L’alcool me libère la conscience et je me sens presque serein.

  • « Alors, tu as réfléchis ? »
  • « Oui »
  • « Et ? Tu décides quoi ? »
  • « Qu’on se sépare »

Les échanges sont brefs, directs, sans mise en forme. Je ne bronche pas. J’avais beau me persuader qu’il changerait d’avis, mon fort intérieur n’était pas dupe.

  • « Mais ma proposition pour l’appartement tient toujours. Tu peux venir ici aussi souvent que tu veux »
  • « Merci, mais Michael me l’a déjà dit. Il m’a donné un double des clefs »
  • « Ah bon ? ben comme ça au moins c’est officiel »

Il semble étonné de la prise de décision de son colocataire. Pour tenter de le cacher, il change de sujet :

  • « Tu fais quoi ce soir ? »
  • « Je vais sortir. Tu m’as dit de découvrir Paris, c’est ce que je vais faire. Autant suivre ton conseil, non ? »
  • « T’as bien raison. Tu sais où tu vas aller ? »
  • « Non, je ne connais pas les endroits, mais je trouverais bien. Une fois dans le Marais, je verrais »
  • « Si tu vas dans le Marais, il y a des choses que tu dois savoir. Ne vas pas dans les cruising. Ce sont des bars où les mecs ne cherchent que du sexe. Ah, et surtout, surtout, la règle d’or, ne jamais sortir avec un barman »

 

Il a soudain un air un peu gêné. Je vois qu’il essaye de me dire quelque chose, sans savoir par où commencer. Je fais mine de rien, le regardant impassible, histoire de le laisser se démerder seul.

  • « Pour ce soir, par contre… »
  • « Oui, pour ce soir ? »
  • « Ce serait bien si tu ne rentrais pas. J’ai un copain qui doit venir dormir… »

Un copain ? Il me prend vraiment pour un con. Il a trouvé un nouveau mec dans la semaine.

  • « OK. Je vais prendre une douche avant de partir »

Sous l’eau qui ruisselle sur mon front, je suis en ébullition. Mon amour s’est transformé en rage. Pas contre lui, mais contre moi. J’ai été stupide au point de tout quitter et de « m’installer » à Paris, pour un mec qui me plante au bout de quinze jours.

 

Quand je m’habille, Jérôme me propose de se retrouver le lendemain soir pour un apéro avant de sortir.

  • « A demain, donc » je le regarde, assis sur les matelas. Il me semble soudainement différent. Il est moins beau. La bassesse de ses actes, la froideur de ses mots, l’absence d’amour l’enlaidissent.

 

Le lendemain soir, nous sommes tous les trois, réunis autour d’un verre et de quelques cacahuètes. Jérôme semble s’intéresser de près à ma soirée de la veille. Je ne suis pas rentré de la nuit.

  • « Alors, tu a été où ? »
  • « Au Quetzal ! »

Les deux posent leur verre. Ils me regardent interloqués, cherchant sur mon visage un sourire justifiant une mauvaise blague.

  • « Pourquoi t’as été là-bas ? Je t’avais dit de ne pas aller dans ces bars ! »
  • « C’est un cruising ? Ah bon, je n’avais pas remarqué ! » je joue l’idiot
  • « Et t’as dormis où ? » Jérôme s’attends à la réponse, et me regarde en espérant se tromper.
  • « Avec Yoan, un des barmen, il habite pas très loin d’ici d’ailleurs ! »

Sur leurs visages, je lis toute l’incompréhension qu’ils ressentent. J’ai, en une seule soirée, bravé leurs lois sur le milieu. Je souhaitais leur montrer que je ne suis pas comme eux. C’est réussi.

  • « Mais t’es con ou quoi, t’as rien écouté de ce que je t’ai dit ! » Jérôme s’énerve.
  • « Au contraire, j’ai fait exactement comme tu m’as dit. J’ai des choses à découvrir, alors je les découvre. Ça ne suffit pas de dire que le feu brûle. Il faut encore se brûler avant de le comprendre. C’est ce que j’ai fait »

Jérôme et Michael partent alors dans des explications sans fin sur les raisons de leurs règles.

Je les entends sans les écouter. Chaque fois qu’ils avancent un argument, je le contrecarre. Finalement, ils abandonnent par un :

  • « Après tout, fais comme tu veux, tu verras bien ! »

 

La situation durera deux mois. Je ne vis plus en banlieue, mais je travaille toujours avec celui qui était mon meilleur ami. Le soir venu, je rentre sur Paris. Je passe à l’appartement, me change, et sors.

Le week-end, lors de l’apéro / rituel, nous discutons de nos soirées. Ma consommation effrénée de mecs pendant la semaine amuse Michael (qui tient les comptes).

Jérôme se montre chaque fois plus réprobateur sur mon comportement. Je comprends que ses critiques sont les fruits d’une forme de jalousie. Il m’en veut de me retourner si rapidement. Il m’en veut aussi d’avancer plus rapidement que lui. Au bout d’un mois déjà, j’avais eu plus d’aventures que lui en 2 ans, et ça, il ne le supporterait pas longtemps.