Jeanette…

 

Jeanette est morte depuis 3 ans.

La dame qui est décédée en mai n’était plus Jeanette depuis longtemps.

Ce petit bout de femme aigrie, méchante, agressive et… sénile (il n’y a pas d’autre mot) n’était pas Jeanette.

Jeanette était aimante, attentionnée, toujours à se soucier des gens qui se souciaient d’elle (oui, faut pas pousser non plus hein).

La dame pouvait m’accueillir la mine renfrognée, m’accusant de lui cacher son argent, imaginant que mon objectif était de la rendre folle en déplaçant des objets dans la maison pendant son sommeil. Elle a même été jusqu’à dire sur le ton de l’aveu honteux à Yann « tu sais, Jean-Philippe je l’ai vu prendre un chèque dans mon chéquier, méfie toi parce qu’il me vole mon argent! ».

Jeanette n’avait de cesse de vouloir me donner une pièce quand je venais faire son ménage, que je refusais en lui disant qu’elle fera pareil pour moi quand je serai vieux « puisqu’elle nous enterrera tous ». Ça la faisait rire. Je faisais beaucoup rire Jeanette. Pas la dame.

Jeanette a été enthousiaste de m’accueillir en son sein familial réduit. L’homosexualité n’a jamais été un problème pour elle du haut de ses 87 ans quand je l’ai rencontrée pour la première fois « le principal c’est que tu rendes mon neveux heureux, qu’est-ce que ça peut faire que tu sois un garçon? De toute façon les filles c’est toujours des problèmes! » (oui, faut toujours pas pousser non plus hein).

La dame elle ne supportait pas l’idée. Un jour que Yann partait plus rapidement que d’habitude parce qu’elle l’insultait quand il s’enquérait de savoir si elle avait pris ses médicaments, elle lui lançait « occupes toi du cul de ton mec plutôt que du mien! ».

Jeanette attendait nos rendez-vous du mercredi. Autant que moi. On parlait des heures durant, elle me racontait sa jeunesse, on échangeait sur l’actualité locale et mondiale. Nous avons passé des heures à compulser ses photos et chaque fois elle me racontait le contexte, les gens présents, une époque où la photographie immortalisait quelque chose.

La dame me demandait de qui je parlais quand je lui remémorais tel ou tel évènement. Elle disait qu’elle ne connaissait personne, que de toute façon « c’est tous des cons, qui n’en veulent qu’à mes sous ». La dame était une sorte d’Harpagon obsédé par sa cassette. Je ne saurais dire le nombre d’heures passées à chercher sa « boite » où elle mettait son argent-des-courses, condition sine qua non pour pouvoir ensuite passer aux tâches quotidiennes.

Jeanette adorait que je la coiffe. C’était un rituel. À peine j’arrivais qu’elle s’installait sur son tabouret fétiche et attendait que j’aille dans sa chambre chercher brosse et barrette. Je la peignais longuement, si on considère la masse de cheveux restants (passés 90 ans, on a plus de bougies que de cheveux), et chaque fois elle concluait sur le claquement de la barrette:

« merci coiffeur! ».

La dame elle me soupçonnait de fouiller sa chambre quand j’allais chercher la brosse. Elle n’avait cure d’être « présentable », et quand la barrette claquait le silence se confrontait à mon attente… en vain.

Jeanette aimait être autonome dans son quotidien. Faire son ménage, sa lessive, garder sa maison en ordre était pour elle la preuve évidente qu’elle n’avait pas « l’âge de rejoindre ces vieilles à l’EHPAD ».

La dame ne voyait pas les bols de lait renversés au sol, la table pleine de café, les toilettes maculées, le couloir menant des wc à sa chambre façon Petit Poucet qui aurait remplacé les petits cailloux par de la merde. On passe vite de « coiffeur » à « homme de basse besogne ».

Le jeudi 2 mai je montais voir la dame avec le journal et le pain sous le bras.

Elle m’a ouvert en souriant. S’est assise sur son tabouret en lisant (sans lunettes) le Bien Public fraichement posé sur la table. J’allais chercher la brosse, essayant de démêler en évitant de perdre les derniers cheveux que même la plus petite des barrettes maintenait de plus en plus difficilement.

Elle s’étonnait des nouvelles du monde quand le claquement de la barrette marqua un temps d’arrêt avant qu’elle ne dise:

« merci coiffeur! ».

Jeanette. 17.01.1923 – 03.05.2019

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